Les arbitres français ne peuvent « pas accepter d’être traînés dans la boue »
Membre du comité exécutif de la Fédération française de football (FFF) depuis 2012, Eric Borghini dirige la commission fédérale de l’arbitrage (CFA). Il revient pour Le Monde sur les grands dossiers qui agitent l’arbitrage français, dont il est le patron.
Comment en êtes-vous venu à piloter l’arbitrage français au sein du comité exécutif de la FFF ?
Je suis arrivé dans le football en 1976. En 2016, je fêterai mes 20 années à la présidence du district de la Côte d’Azur. J’ai été notamment arbitre pendant une dizaine d’années, terminant en première catégorie en Ligue. En 2012, le président de la FFF, Noël Le Graët, m’appelle pour me proposer de rejoindre le comité exécutif tout en me disant que je n’ai pas le droit de dire non. Il m’a demandé de venir piloter cette réforme de l’arbitrage qui devait porter sur une restructuration textuelle et technique pour se rapprocher au maximum des standards de l’UEFA. C’est-à-dire arriver à mettre en place une commission fédérale des arbitres, un organe politique, et à côté une direction technique de l’arbitre (DTA), qui est l’organe opérationnel, mais qui travaille en osmose, sous contrôle des six membres de la commission fédérale.
En mars, vous avez pris la parole lors de « l’affaire Ibrahimovic » et sa sortie sur le « pays de merde ». Etiez-vous vraiment dans votre rôle ?
J’ai un devoir de réserve. Je m’exprime très rarement dans les médias pour ne pas gêner, sauf quand une ligne blanche est franchie. On n’a jamais nié qu’il pouvait y avoir des coups de sifflet tordus. La critique peut être légitime, mais ça ne peut pas dépasser certaines limites. Je peux comprendre la frustration du joueur, qu’il peut exprimer à l’issue du match, dans le contexte du vestiaire entre hommes de terrain. Il y aura toujours des erreurs. Le cas Ibrahimovic était un dérapage excessif qui peut avoir des conséquences sur le foot amateur. Le foot professionnel est une vitrine, qui bénéficie d’une exposition médiatique terrible. Quand un joueur crée du désordre, il y a un mimétisme qui se produit sur les terrains, le dimanche, chez les amateurs.
Avez-vous été choqué par l’affaire de la pendaison du mannequin à l’effigie de Valbuena lors du match de la 6e journée de Ligue 1 entre l’OM et OL, le 20 septembre, et par les débordements au Vélodrome ?
Ruddy Buquet, qui dirigeait ce match, a été exceptionnel. On a la chance d’avoir, parmi les 21 arbitres qui officient en Ligue 1, des garçons en pleine bourre comme Ruddy. Il y avait une pression intense lors de ce match : du public, des dirigeants, des joueurs. Ruddy a montré toutes les qualités morales d’un arbitre international de très haut niveau. Il a arrêté le match quand il a fallu l’arrêter, a pris les décisions techniques qui s’imposaient. Vincent Labrune [le patron de l’OM] et Jean-Michel Aulas [son homologue lyonnais] ont comparu, le 29 octobre, devant, la commission de discipline de la Ligue de football professionnel [LFP] pour les propos peu amènes tenus l’un envers l’autre, dans ce contexte [ils ont tous deux été punis d’une suspension de deux matchs dont un avec sursis].
Par ailleurs, le PSG-OM dirigé par Benoît Bastien [le 4 octobre] a été un modèle pour l’arbitrage. On n’a peu de satisfaction quand on est dirigeant de l’arbitrage. Mais quand on voit à la télévision des arbitres comme Ruddy et Benoît, c’est une véritable joie.
En septembre, Stéphane Lannoy a démissionné de la présidence du Syndicat des arbitres du football d’élite (SAFE) après avoir été suspendu par le comité exécutif de la FFF. Quelle est l’origine du litige ?
Je tiens d’abord à dire que si M. Lannoy continue actuellement à arbitrer, c’est grâce à moi. Car c’est moi qui ai fait voter la réforme de la fin de la limite d’âge [à 45 ans] dans l’arbitrage. Stéphane va tout doucement sur ses 47 ans.
Le SAFE est un syndicat de travailleurs indépendants, donc pas représentatif au sens du code du travail. L’arbitre étant un travailleur indépendant par une loi de 2006. Stéphane Lannoy a critiqué le directeur technique de l’arbitrage [Pascal Garibian] et il a remis en cause l’intégrité de trois membres de la CFA. Il avait pris la défense de son confrère Saïd Ennjimi. Ce dernier avait commenté les décisions de certains de ses confrères lors d’une soirée jusqu’à 3 heures du matin dans le salon de Vincent Labrune après le match OM-Lorient [le 25 avril] qu’il avait dirigé.
En tant que président du syndicat, il pensait bénéficier d’une sorte d’immunité de parole. Il fait des déclarations chez Pierre Ménès, qui est un journaliste dont l’amour immodéré pour les arbitres est de notoriété publique. Lannoy a donc fait ses déclarations avec une véritable intention de nuire, en se confiant à quelqu’un dont l’une des principales activités est de casser les arbitres.
Stéphane Lannoy, qui a dirigé la demi-finale de l’Euro 2012, a ensuite été suspendu par la FFF…
Le comité exécutif a décidé de le suspendre un mois. Lannoy décide ensuite de saisir le Comité national olympique et sportif français (CNOSF), qui propose alors de priver la décision d’effets. Au Comex [comité exécutif], on a souhaité apaiser, tourner les pages et on a accepté la proposition du CNOSF. Mais M. Lannoy a refusé la conciliation et a saisi le tribunal administratif de Paris. Je ne pensais pas que le cynisme irait jusque-là. Le masque tombe. Il y a quinze jours, Le Graët me dit que Lannoy annule son recours. Deux jours après, j’apprends qu’il maintient son recours car il veut s’assurer que ses désignations futures correspondront bien à son statut. Comme si les désignations d’un arbitre allaient se faire dans le prétoire d’un tribunal ou dans le cabinet d’un avocat.
Il continue donc d’exercer tout en attaquant sa fédération. Il n’y a qu’en France qu’on voit ça ! On ne peut pas accepter d’être piétinés, traînés dans la boue, traités de « dictateurs, d’autocrates ». Moi, je ne conçois pas l’arbitrage dans la soumission par rapport à la hiérarchie. On peut tout se dire dans la liberté, entre nous, à la Fédération. Je ne veux pas de « caporalisation ». Je ne recherche pas le combat mais je ne le crains pas.
Au début de 2014, la FIFA a décidé de ne pas sélectionner Stéphane Lannoy et ses assistants pour le Mondial brésilien. C’était la première fois depuis l’édition allemande de 1974 que l’arbitrage français n’était pas représenté. Cela traduit-il une baisse du niveau global des arbitres nationaux ?
On savait que Lannoy allait sur les 45 ans et était en bout de course avec la limite d’âge. Le niveau d’exigence de la FIFA et de l’Union des associations européennes de football (UEFA) était très élevé sur le plan physique. Il fallait faire partie des dix meilleurs arbitres européens. On a voulu y croire et on a tout fait pour qu’il y aille. Noël Le Graët a même appelé Michel Platini [président de l’UEFA]. A ce niveau-là, ils ne font pas de sentiments. Ils ne l’ont pas pris. Cela a été un électrochoc, qui nous a imposé de travailler deux fois plus.
A la suite de cette décision de la FIFA, le règne de Marc Batta à la tête de la direction technique de l’arbitrage (2004-2013) a été très critiqué…
Si, en juin 2013, l’assemblée fédérale de la FFF a voté la grande réforme de l’arbitrage français, c’est qu’il y avait manifestement un problème. Les arbitres étaient-ils mauvais sous l’ère Batta ? Non. On en a fait monter quatre cette année en plus de ceux qui étaient déjà là sous l’ère Batta. Batta et son équipe ont fait du travail. Mais on a obtenu des résultats sensiblement meilleurs. On a mis en place la promotion accélérée, qui permet, en cours de saison, au 1er janvier, de changer de catégorie. Il faut de l’émulation. Quand on a détecté un Mirage 2000, une pépite, un talent, pourquoi le faire attendre ?
Il n’y a plus d’arbitres français parmi les références mondiales depuis les années 80, 90. Comment l’expliquez-vous ?
Globalement, il y a eu un trou générationnel depuis l’ère de Michel Vautrot et Joël Quiniou. Ils étaient des références mondiales, des rocs qui parlaient différemment aux joueurs. Il y a eu aussi les Wurth, Veissière, Sars, Colombo. Les deux derniers cités ont intégré le management de l’arbitrage [Alain Sars est l’adjoint du DTA chargé des amateurs et Claude Colombo fait partie de la CFA]. Mais ce capital expertise nous a longtemps fait défaut. L’arbitrage, c’est une communauté, une famille, malgré les carrières individuelles. C’est bien qu’on arrive à se retrouver malgré les bobos.
A-t-on l’assurance qu’il y ait un arbitre français à l’Euro, organisé de surcroît dans l’Hexagone ?
Aujourd’hui, Clément Turpin [33 ans] fait partie de l’élite, la crème de la crème, des arbitres européens. Il est sur la liste des arbitres de l’UEFA qui officient en Ligue des champions. Nous espérons qu’il soit qualifié pour arbitrer l’Euro 2016 chez nous. Je suis confiant pour Clément. Il a été auditionné par l’UEFA vendredi 30 octobre. Je reste attentif quant à la décision finale [attendue au début de 2016]. Rien n’est jamais acquis. On n’a aucune assurance. Mais on a l’espoir qu’un arbitre français soit retenu pour cet Euro. Chez les féminines, Stéphanie Frappart a, elle, brillé lors du Mondial féminin au Canada.
Lors de la saison 2013-2014, la CFA et la direction technique de l’arbitrage ont prôné un rapprochement et une meilleure communication entre joueurs, dirigeants et officiels… D’où des séances de justification après le coup de sifflet final et la reconnaissance « d’erreurs » a posteriori. Cette consigne permet-elle réellement d’apaiser les tensions ?
Cette mesure s’inscrit dans le cadre d’un dialogue rénové, amplifié, entre les acteurs de la partie. C’est une bonne chose de pouvoir communiquer dans la crise. Cela doit se passer selon un protocole bien défini : dans le vestiaire de l’arbitre, avec courtoisie, sans insultes ou dérapages. Il peut s’agir d’une reconnaissance pure et simple d’une erreur ou une explication technique. Cela peut éclairer le débat. Ça fait baisser la tension. Quand le dialogue a eu lieu avant la conférence de presse, le discours de l’entraîneur n’est pas le même. Par ailleurs, Pascal Garibian accompagne les arbitres pour rendre visite aux clubs professionnels avec des vidéos d’actions polémiques pour expliquer les décisions prises. L’arbitre concerné officie ensuite lors des entraînements, parle avec les joueurs afin que ces derniers le connaissent.
Entre 2005 et 2012, la FFF a enregistré le départ de 4 000 officiels à l’échelon amateur. Comment expliquer cette érosion ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Nous avons eu une augmentation de 1,5 % des effectifs en une année. Il y a 25 000 arbitres en France. Nous avons un million de matchs programmés chaque année avec 600 000 arbitres de désignés. Il en manque. Chaque année, nous avons beaucoup de jeunes arbitres qui arrêtent après une saison. Ils sont parfois confrontés à un certain niveau de violence et donc ils arrêtent.
Quel est le salaire moyen des arbitres de l’élite ?
Pour la saison 2015-2016, les arbitres centraux de l’élite touchent une indemnité de préparation mensuelle de 2 900 euros et une indemnité de match de 2 600 euros. A quoi s’ajoute la retraite chapeau de 12 500 euros annuels par années passées en Ligue 1. Pour les arbitres assistants, l’indemnité de préparation est de 1 700 euros, et l’indemnité de match est de 1 300 euros. Le revenu brut moyen théorique annuel pour les arbitres de Ligue 1 est de 83 000 euros. Pour les arbitres assistant de Ligue 1, il est de 51 000 euros. Pour les arbitres centraux de Ligue 2, il est de 46 000 euros.
Selon vous, quelle place occupera la question de l’arbitrage lors de la campagne pour l’élection à la présidence de la FIFA, programmée le 26 février 2016 ?
L’arbitrage a toujours été un sujet de prédilection pour Sepp Blatter. Il s’en est beaucoup mêlé. Michel Platini a, lui, nommé avec succès l’Italien Pierluigi Collina à la tête de l’arbitrage européen. Malgré l’absence de vidéo, Platini a eu des résultats au niveau de l’UEFA. Il faut avancer avec beaucoup de prudence sur la question de la technologie. La vision de Platini me convient parfaitement. La technologie ne déshumanise pas le jeu. Mais le football doit conserverson capital émotionnel avec les aléas de l’arbitrage. La DTA française est aussi sur cette ligne. C’est beau la spontanéité et le romantisme.
A l’avenir, peut-on imaginer voir un arbitre devenir président de la FIFA ?
L’Anglais sir Stanley Rous (président de la FIFA entre 1961 et 1974) a été arbitre. C’était une autre époque. Une élection à la FIFA ou à l’UEFA ne se gagne pas sur des critères sportifs mais sur des critères politiques. Un ancien grand arbitre manquerait de soutiens pour mener ce combat, et cela en est un. Là, on est chez les Borgia. Laissons les arbitres en dehors de ça.
Selon vous, qui est le meilleur arbitre en activité au monde ?
L’Italien Nicola Rizzoli, qui est magnifique. C’est le premier nom qui me vient. Il fait partie des tout meilleurs sifflets mondiaux. On a beaucoup de travail à faire pour qu’un Français soit dans le top 10 international.
Rémi Dupré
Source : www.lemonde.fr
Lionel